mercredi 27 février 2008

Malgré tout, par François Bégaudeau




Voici un article paru dans Le Monde, rédigé par l'écrivain François Bégaudeau.

Malgré tout

LE MONDE | 25.02.08 |

Cela fait longtemps qu'on a décidé de continuer malgré tout. Longtemps qu'on a prolongé le contrat, reconduit un pacte conclu dès l'enfance. C'était à la fin des années 1980, un doute s'insinuait dans une religion jusque-là infaillible. D'autres passions entraient en concurrence avec celle du foot. Politique, rock, livres. La tentation était grande de renier ses premières amours, d'autant que la mariée commençait à s'enlaidir. En France, le règne du Tapie de Marseille succédait à celui du Bordeaux de Bez - du beau monde -, pendant que la formation à la française commençait à standardiser des profils de joueurs laborieux qui, la décennie suivante, solderaient définitivement la déjà présomptueuse appellation de Brésiliens d'Europe ; ailleurs, les stades recueillaient et condensaient la violence sociale sécrétée par la crise durable ; l'Allemagne remportait une Coupe du monde sinistre en battant une Argentine tenant jusqu'au bout le pari de laisser le ballon circuler dans les pattes de l'adversaire, loin de son génie Maradona.
On décida donc de continuer. On en fut gratifié. A côté des enveloppes dans le jardin, du grand bazardage de la notion d'équipe par la montée en puissance des agents, à côté des cris de singe et des saluts fascistes, on vit le Milan AC réinventer le jeu, le FC Nantes offrir un crépuscule splendide à sa politique de formation, les grandes équipes sud-américaines s'appuyer à nouveau sur leur suprématie technique. On vit des joueurs beaux, vifs et lumineux comme jamais, comme s'il était possible, en ce sport, de hisser toujours plus haut la barre de l'excellence. On ne regretta pas d'avoir continué.

Depuis quelque temps, il redevient difficile d'aimer. Je ne parle pas du dopage universel, de la conversion définitive des joueurs à la langue de bois ou des milliards exponentiels en circulation dans les clubs. Si ce n'était que ça, on aurait abandonné depuis longtemps - fin des années 1980, oui.

LENTE DÉPROLÉTARISATION

Ce qui inquiète et attriste, c'est de voir un sport populaire se priver de peuple. Les stades que projettent d'édifier les grands clubs français à grand renfort de capitaux privés (pourquoi pas) seront sans doute magnifiques, accueillants, confortables, modernes. Mais à coup sûr ils sentiront moins la bière et le saucisson. Comme en Angleterre il y a une quinzaine d'années, le prix des billets rebutera et tout simplement refoulera les spectateurs working-class. Ce qui se passe sous nos yeux ? Conformément à une tendance plus générale, la lente mais sûre déprolétarisation d'un sport de prolétaires.

C'est par les vestiaires et le tunnel que les prolos continuent à s'introduire dans un lieu qu'on leur interdit, à y arborer des gueules pas possibles, des gueules de Ribéry et de Gallardo. Divertissement à l'usage bientôt strict de la bourgeoisie, le foot est encore joué et dominé par des gars d'en bas. C'est pour ça qu'on l'aime encore. Malgré tout.
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François Bégaudeau est écrivain. Il a publié plusieurs ouvrages consacrés ou inspirés du football, comme Jouer juste (2003) et Le Sport par les gestes (2007). Jusqu'à la fin de la saison, il portera son regard aiguisé sur le plus populaire des sports.

Article paru dans l'édition du 26.02.08. (sans la photo, bien sûr...)

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